La verticalité des larmes
J’ai toujours pu observer, en période de gros chagrin, une production de travaux beaucoup plus accrue dans mon atelier.
Cela a commencé avec l’éclairci, lors de la perte de ma grand-mère et cela s’est vu confirmer lors de mes différentes ruptures amoureuses. A chaque fois que je me suis retrouvé en homme en larmes, des larmes constantes qui me saisissaient à des instants imprévus - sur des bouquets de tulipes que je ne cueillerais plus pour l’être aimé, à un rire que je n’entendrais plus, à des gestes qu’il me faudra oublier, à une odeur à jamais évanouie… - j’ai toujours trouvé dans mon atelier un espace de réconfort et de recueillement.
Ces événements qui me mettent à chaque fois à plat, dans la banalité de ma vie, dépossédé de ses fils conducteurs, me plongent le plus souvent dans une horizontalité liquide.
Ces événements, ces fragments du réel qui viennent perturber mon avancée linéaire et tracée me poussent et me forcent à me déposer avant de retrouver une verticalité sereine.
Paradoxalement, cette horizontalité prolongée est pour moi une forme de résistance. Résistance contre l’anéantissement, contre l’écrasement de mon être et des ses raisons, contre une rapidité d’évacuation que je m’efforce de combattre. Quand je suis en larmes, je suis en armes.
Dans ces moments là, personne ne peut pleurer à ma place, même si je sais qu’il existe une contagion des larmes, une communion des peines. Mes larmes sont mes armes pour me ramener à ce que j’ai d'irremplaçable en moi. Elles me demandent d’être liquéfié par elles, d’être dissous à travers elles.
Elles m’indiquent que je dois être changé par elles et que je dois y consentir.
Mes larmes qui s’écoulent sont concrètes. Elles sont blanches, transparentes et salées. Elles ont la nacre des perles que l’huître a transformée lors de l’invasion d’un grain de sable ou d’un chagrin d’amour.
D’ailleurs les larmes me dessinent une verticalité entre le ciel et la terre, me ramène à ce poids de la pesanteur en plus de mon chagrin. Elles ont le pouvoir d’extérioriser la pression qui stagne sur mes poumons, de combler le trou qui perce mon cœur, de me mettre en présence entre le visible et l’invisible et de faire danser, dans un même élan, douleur, douceur, colère, joie, résilience et résistance.
Si je n’en prends pas soin, mes larmes peuvent s’en aller se cacher dans les couches les plus profondes de mon être - Sans doute, elles ressurgiront dans certaines circonstances qui les rappelleront- Elles peuvent même se sédimenter en cailloux rugueux dans les nappes phréatiques de mon corps, logées dans mes deux reins… De mauvais calculs en quelque sorte, des deuils traversés trop vite ou trop tôt.
Il s’agit pour moi, dans ces temps dans l’atelier, de donner matière à mes émotions, de les entendre, de leur donner une couleur et une forme avant de les éconduire au silence dont elles sont sorties.
Un trait noir, une griffure, un fusain seul, un aplat de couleur, une coulure… tout cela reste toujours une question de musique, une résonance, une musique de silence qui s’épaissit d’une expérience.
Alors, monter dans l’atelier revêt la forme d’un rituel. Rituel qui consiste à remonter les larmes, à en changer la pente, à entendre ce que ce chagrin dit de moi, à lui laisser le temps et l’espace. Ce rituel, comme tout rituel, me relit au sacré, à ce cri silencieux qui, comme dans une huitième élégie, parmi la cohorte des anges, pourrait peut-être, pour une fois, être entendue.
Cette croisée verticale et horizontale est mon centre d’attention, ma vigilance, l’équilibre et la mobilisation de mon énergie. Dans le centre de ce croisement, dans la jonction de ces deux axes, j’y trouve ma raison et ma croix, ma centration et mon orientation, mes repères profonds et infinis. Ouvert aux quatre dimensions, je contacte une véritable qualité de présence et bien souvent, les schèmes d’une nouvelle orientation.
Passer de l’horizontalité à la verticalité, du matériel au spirituel, voilà ce que je trouve là-haut, dans l’atelier, au bout de ces quelques marches, entre ces murs de chaux et de plâtre. Cela dure quelques mois. Parfois plus. Tout ça avant qu’une onde de bien-être vienne de nouveau habiter mon corps et en réduire quelque peu la production.
L’art a pour moi, cette fonction, celle de redresser, de remettre sur pied, de réaccorder une dignité qui jusqu’à là se refusait et, de ce fait, de réactualiser notre rapport au monde.
Ma vie ne me paraît avoir de sens, que si, par les larmes, elle garde contact avec cet endroit fragile et fondateur, sensible et ouvert, sacré et profane, endroit duquel je suis né et au sein duquel je ferai retour.